Le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Daremberg et Saglio

Article ALIMENTARII PUERI ET PUELLAE

ALIMENTARII PUERI ET PUELLAE

ALIMENTARII PUERI ET PUELLAE. -Enfants nourris par la munificence publique. Nous devons à la découverte et à l'interprétation de deux monuments les notions exactes que nous possédons aujourd'hui sur l'assistance publique à Rome et en Italie, sous les empereurs. Le premier est la table de bronze, trouvée en 1747, non loin de Plaisance, dans la Gaule Cisalpine, sur le territoire de l'antique Veleia. Elle est actuellement conservée au musée de Parme, et contient la plus longue inscription connue. Elle fut publiée plusieurs fois, d'une manière inexacte il est vrai i. Les antiquaires du siècle dernier, les savants allemands du commencement du nôtre n'en purent donner une explication satisfaisante. Grâce aux travaux plus récents de l'illustre Borghesi, et aux nouvelles recherches de M. Henzen, la lumière s'est faite, et l'interprétation raisonnée de ce monument a permis de connaître dans son ensemble et dans ses détails, la remarquable institution dont il est le précieux témoignage. Ce qui a contribué plus que tout le reste à confirmer l'opinion des savants qui s'étaient approchés le plus de la vérité, c'est l'heureuse découverte faite en 1832, à Campolattaro, près de Béné ALI 183 ALI vent, d'une seconde table ' contenant un document semblable relatif à la colonie des Ligures-Cornéliens-Bébiens, transportés de leur pays, par les deux consuls P. Cornelius et M. Baebius en l'an 183 avant J.-C. Sous la république, les citoyens pauvres recevaient des distributions gratuites de blé, et étaient nourris par leurs patrons [5PORTULA, PATRONUS, CLIENS]. Il y avait donc, dès ce temps, une assistance publique et privée. Les esclaves ne participaient pas à ces largesses, puisqu'ils étaient à la charge de leurs maîtres ; les affranchis devaient être exclus également de ces munificences', puisqu'ils recevaient, avec la liberté, les moyens d'en jouir; mais cette exclusion, qui ne paraît avoir eu rien de légal, a dû souffrir quelques exceptions. Les autres villes de l'Italie et les provinces ne semblent avoir eu aucune part à la munificence de l'État, laquelle ne s'étendait qu'à la ville de Rome dont l'opinion et la faveur étaient surtout considérables aux yeux de ceux qui disposaient des deniers de la république. Les distributions gratuites constituaient donc un abus en ce qu'elles encourageaient l'oisiveté, et faisaient aux riches d'abord, puis, plus tard, aux vainqueurs chargés des dépouilles du monde, un troupeau de partisans stipendiés, instruments futurs de l'ambition des chefs. Les distributions intéressées des empereurs ne s'adressèrent qu'au peuple de Rome jusqu'à la fin du premier siècle de J.-C., et encore ne furent-elles soumises à aucun mode régulier jusqu'au règne de Trajan. Cet empereur fit inscrire les noms des enfants pauvres de Rome qui avaient des droits sérieux à la munificence del'État, et, le premier, il voulut que cette assistance fit stable, perpétuelle'. C'était là un progrès assurément : l'abus commença à se changer en institution utile; mais c'était peu d'avoir conçu cette réforme, ou plutôt cette création, il fallait l'étendre. Nous savons que les noms des enfants secourus par l'empereur à nome étaient inscrits par tribus a. M. Mommsen a démontré ' que les militaires euxmêmes n'étaient pas exclus de ces répartitions (divisiones), et il en offre un exemple. Le monument déjà cité nous montre que le privilége de l'inscription pour participer à la distribution gratuite se transmettait comme un privilége héréditaire. Mais tout cela ne regardait encore que le peuple de Rome, et c'est aux distributions faites à Rome, et à celles-là seulement, que fait allusion Pline dans son Panégyrique de Trajan. L'épigraphie nous révélera ce que devint l'institution quand elle s'étendit à l'Italie et prit le caractère d'une mesure générale inspirée par le désintéressement et la prévoyance d'un grand administrateur, vrai bienfaiteur de l'humanité. Tel nous apparaît Trajan dans cette œuvre des pueri puellaeque alimentarii, appelés aussi pueri puellaeque lilpiani, la plus grande et assurément la plus méritoire de son règne. De même que les largesses intéressées des patrons à leurs clients avaient devancé les distributions gratuites de l'État et leur avaient servi apparemment de modèle, de même les donations toutes libérales des particuliers en Italie ont précédé l'institution philanthropique des Antonins. Les inscriptions nous fournissent plusieurs exemples de ces libéralités privées. Ainsi un certain T. Helvius Basila lè gue 300,000 sesterces aux Atinates pour que le revenu de ce capital soit employé à l'alimentation des enfants pauvres de cette cité 8. Borghesi a montré qu'une donation de même nature avait été faite par un autre particulier aux garçons et aux filles de la colonie de Terracine, la distribution devant se faire mensuellement 9. Enfin tout le monde connaît la fameuse inscription trouvée à Milan, dans le sarcophage de Lothaire, et qui fait connaître une générosité analogue de Pline le Jeune fo. Lui-même a pris soin de nous instruire, dans sa lettre à Caninius f1, des moyens que son expérience d'homme de loi lui suggérait pour assurer la perpétuité de son bienfait. C'est cette libéralité des particuliers d'une part, et le soin qu'ils ont pris d'autre part, d'assurer la perpétuité de leurs donations aux enfants pauvres, qui semblent avoir fourni l'idée première de l'institution des Antonins. En considérant Trajan comme le véritable créateur de l'assistance publique officielle dans l'Italie, il ne faut pas oublier que Nerva a conçu le premier l'intention d'appliquer aux cités italiennes, les bienfaits de la libéralité dont Rome avait été comblée par les premiers Césars i5. Le témoignage d'Aurélius 'Victor est encore fortifié sur ce point par la numismatique " qui nous offre, sur une pièce, la figure de Nerva tendant la main à un jeune garçon et à une jeune fille, près desquels est une femme debout, avec l'inscription TVTELA ITALIAE. Mais en matière d'institution publique, celui-là qui exécute et organise peut passer à bon droit pour créateur. Or, les deux inscriptions dont nous avons parlé plus haut sont du commencement du règne de Trajan. Celle des Ligures-Bébiens est de 401 après J.-C. et l'autre, dans laquelle l'empereur porte le surnom de DACICVS est postérieure à la première guerre contre les Daces et peut être reportée à l'année 104. Nous reproduisons ici (fig. 219) un bronze de Trajan, du Cabi te et° net de France, au revers duquel on voit l'empereur assis et devant lui une femme qui lui présente les enfants sur lesquels il a étendu sa protection. Voici en quoi consistait l'institution : L'empereur prêtait à un faible intérêt (5 p. 100 à Veleia, 2 1/2 p. 100 dans la colonie des Ligures-Bébiens) un capital considérable à des propriétaires de telle ou telle cité. Ceux-ci, en retour, hypothéquaient leur domaine pour une valeur égale à la somme prêtée, ayant soin de déclarer les hypothèques antérieures et autres grèvements de leurs immeubles, et donnant en outre l'estimation d'ensemble et celle du détail des terres, afin que, cette valeur, étant de beaucoup supérieure à la portion hypothéquée, le capital de l'empereur fût à couvert. Cela fait, les propriétaires ALI 184 A LI versaient le revenu de la somme prêtée, non entre les mains de l'empereur, mais dans la caisse municipale pour qu'elle fût appliquée à l'entretien alimentaire des enfants pauvres des deux sexes. Exemple : Dans la table de Veleia, Trajan prête l million 44 mille sesterces sur hypothèque à 51 propriétaires de fonds dont l'estimation n'est pas moindre de 13 ou 14 millions de sesterces. L'intérêt, à 5 p. 100, de la somme prêtée est de 52,200 sesterces. Cet intérêt est consacré à l'alimentation de 300 enfants pauvres dont 263 garçons légitimes, 35 filles légitimes, 1 bâtard et 1 fille illégitime. Ainsi 1° l'empereur venait au secours de la petite propriété (car la petite propriété existait sous les Antonins et les terres étaient bien plus morcelées alors qu'on ne le croit communément, les inscriptions alimentaires en font foi), en lui prêtant, à un intérêt très-modique, un capital que le commerce ou plutôt l'usure ne pouvait lui offrir qu'à IO ou 12 pour 100 ; 2° il assurait des secours aux enfants pauvres, et la perpétuité de la garantie hypothécaire entraînait la perpétuité du bienfait impérial. Nous pouvons de plus affirmer que si deux monuments seulement ont été trouvés jusqu'à ce jour, il est certain néanmoins que l'institution s étendait au moins à toute l'Italie et vraisemblablement aux citoyens pauvres des provinces. Les inscriptions relatives aux magistrats alimentaires nous démontrent l'étendue du service administratif et par conséquent de l'institution elle-même. Quant aux monuments de Veleia et de la colonie des Ligures-Bébiens, ce n'était autre chose que des contrats publics passés entre l'empereur et les propriétaires des fonds hypothéqués. Il était placardé dans la basilique du municipe ou de la colonie. Ce qui témoigne de l'importance et de l'extension de l'assistance publique au second siècle, c'est l'organisation hiérarchique de magistrats spécialement affectés à ce service. 1° En commençant par le dernier degré de l'échelle, le quaestor alimentai' ius qui était le même que le quaestor aevard du municipe ou de la colonie 14. Il n'était pas rigoureusement nécessaire qu'il cumulât les deux fonctions. Cette charge était en grand honneur, puisque nous voyons un ancien dictateur de Nornentum l'accepter après avoir exercé la magistrature suprême de sa ville 1°. Au-dessus des quaestores alimentarii, étaient les procuratores alimentarii dont la juridiction ou le service de surveillance s'étendait sans doute sur une région entière : procuratores alimentorum per Tr ans padum, I3istriam et Liburniam a, quelquefois en suivant les routes: procuratores alimentorum viae Flaminiae n. Au-dessus de ces derniers étaient les curatores alimentarii, qui nous sont connus par un grand nombre d'inscriptions. La table de Veleia nous fait connaître deux personnages consulaires qui font le contrat au nom de l'empereur. Mais il se peut que ces personnages, auxquels Borghesi avait attribué un rang et un titre exceptionnels, aient été simplement des curatores. Nous savons en effet aujourd'hui que les grandes curatelles, celle des voies publiques par exemple (qui était confiée pré cisérnent à ceux qui étaient, comme par surcroît, curatores alimentarii, ou ad alimenta, ou ab alimentas) était exercée toujours par des clarissimi viri (sénateurs), anciens praetores, et très-souvent même anciens consuls. Ces curatelles étaient donc souvent le degré intermédiaire entre le consulat et le gouvernement des grandes provinces impériales consulaires ou sénatoriales consulaires, fonctions au-dessus desquelles il n'y avait plus que la préfecture de la ville. Après Trajan, les inscriptions, les bas-reliefs et les monnaies prouvent que l'institution alimentaire prospéra pendant plus d'un siècle. Hadrien lui donna une nouvelle extension 7e; Antonin et Marc-Aurèle en fondèrent de semblables au nom des deux Faustines leurs épouses 19. Il y eut des alimentariae Faustinianae, des puellae Faustinianae. On voit ici une monnaie d'or E0 (fig. 220), et une monnaie d'argent " (fig. 221), portant, au droit, le buste de Faustine mère, et au revers, avec la légende PVELLAE FAVsTINIANAE, cette impératrice et l'empereur Antonin sur une estrade recevant les enfants qui leur sont présentés. Il y eut encore des novae puellae Faustinianae; et, sous Septime Sévère, des Mammaeani pueri puellaeque, établis en l'honneur do Mammaea, aïeule de ce prince " : ce sont autant de preuves que l'institution était florissante pendant toute la durée du second siècle. La décadence dut commencer au troisième, et ce bel établissement fut sans doute abandonné à l'époque de l'anarchie militaire, par suite de la dépréciation des terres. Ce que nous retrouvons plus tard dans les lettres de Julien 23, sur la charité et les établissements des chrétiens et l'assistance publique officielle du code Théodosien 2s n'a plus de rapport avec l'institution alimentaire de Trajan. ERNEST DESJARDINS.